Le dernier morceau de ciel

Rédigé par Sylvie PTITSA Aucun commentaire
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Quand tu passes ta main avec ce geste particulier dans tes cheveux, c’est que tu es en souci, je le sais bien. Après tant d’années passées discrètement à tes côtés, à assister aux péripéties répétées de ta vie quotidienne, je peux lire dans tes pensées et deviner instantanément tes émotions les plus intimes… celles que, par pudeur et générosité, tu retiens, la plupart du temps. Comme en ce moment même.

Tu es inquiet parce que la toile ravaudée du chapiteau craque sous l’usure, que l’écuyère s’est blessée au talon et que le trapéziste rêve de s’embarquer pour l’étranger, sans parler du funambule dont la mélancolie se dilue lentement dans l’alcool. Hier soir, tu as perçu des éclats de voix en longeant la roulotte de la jongleuse et du dompteur. Tiendront-ils encore longtemps la route ?...

La route… Elle est tellement glaiseuse en ce moment que les roues de bois s’embourbent et rendent votre progression pénible, cahotante, impossible, même, à certains moments. Le froid et l’humidité n’incitent pas les gens à venir au spectacle. Ils préfèrent rester chez eux, au coin de la cheminée ou du poêle… pour ceux qui ont encore de quoi se chauffer.  La crise de 29 a laissé des traces. Vous êtes des itinérants encore sous abri. Les rues sont envahies d’errants qui n’en ont plus…  Le malheur est une chose relative quand on prend le temps de bien y songer.

Même le clown, oui, le clown ! Ce fidèle allié qui t’accompagne depuis le tout début de l’aventure, qui a vu évoluer d’année en année les détails du spectacle, qui t’en a même soufflé certains, même le clown avec son large sourire lunaire rouge vif au milieu de son masque pâle reconnaît qu’il est de plus en plus difficile de trouver des emplacements où on vous accepte… et des spectateurs pour remplir les gradins. Les feux de la rampe et les paillettes de vos costumes ne pétillent plus dans vos prunelles désertées par l’étincelle.

Le coup de grâce vous a été porté la semaine dernière, quand vous avez partagé la dernière recette et dû constater que, cette année, il n’y aurait pas de Noël pour vos enfants. La somme ne couvrait même pas les dépenses essentielles du cirque. Alors qu’il faudrait d’urgence changer certains câbles, renouveler le stock de viande pour les fauves, sans parler de l’état du chapiteau…

Voilà ce qui t’agite à cet instant, quand tu évites dans le miroir ton visage marqué par l’âge et les épreuves dont le cerne noir, sous ton regard, ne doit plus rien au maquillage. Moi qui dis l’avenir, je vais te rassurer, pourtant. Ton cirque ne va pas s’éteindre comme un lampion passé dont la bougie a épuisé sa cire. D’autres inspirations viendront. D’autres idées, d’autres numéros, d’autres artistes… et même l’argent qui vous fait tant défaut actuellement. La chance tourne, mon ami. Elle tourne comme les aiguilles finement ciselées du cadran qui rythme ta vie, notre vie, juché sur les moulures désuètes de la cheminée dont le vernis s’écaille, depuis toutes ces années où ma sollicitude t’accompagne. Tours de cadran, tours de magie, tours de piste.

Relève-toi. Tu as encore de quoi allumer un feu. Pour Noël, vous offrirez un spectacle en famille aux enfants, auquel tous prendront part. Un spectacle rien qu’entre vous, rien que pour vous, sans public, sans applaudissements, sans contraintes, sans tensions, une fête chaleureuse et sonore dans la joie simple d’être réunis. Parce qu’elle est là, la vraie richesse des gens du cirque. Oui, votre existence est parfois convulsive, elle gémit et se tend comme la toile élimée du vieux chapiteau. Mais la vie continue. Ensemble. Pourquoi ? Parce que vous ne pouvez vendre du rêve que si son élan vous fait vous envoler aussi. La première magie du cirque, c’est celle-là. Celle de rallumer l’espérance éteinte, le temps d’un soir, puis de recommencer, soir après soir, sans faillir, sans faner, sans ternir, sans tomber… un travail de haute voltige, hasardeux, dévoué, sans filet.

De ta roulotte dont les miroirs décuplent l’espace exigu, ton foyer où crépite mon chant cadencé d’horloge jusqu’au cœur de ton hiver, ne m’entends-tu donc pas te ranimer, directeur ? Vous n’êtes pas seulement les étoiles de la piste :  vous êtes aussi, sur terre, un peu en miroir celles du ciel.



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