Conversation tam tam
Conversation tam tam |
« Polveriera mia, je ne veux plus que tu souffres à cause de moi. Je vais être plus attentif. Je vais m’appliquer. Je ne te promets pas d’y arriver tout le temps, c’est nouveau pour moi aussi et tu sais que je ne suis pas doué en langues… -Tu es doué pour tellement d’autres choses. (Elle sourit et m’embrasse) -Mais… -Stromboli del mio cuore, la première chose que j’explique à mes élèves en difficulté à notre premier cours, c’est qu’apprendre une langue demande de la patience et du temps. Si on se donne comme objectif de tout maîtriser dès les premiers mots, on se met une pression telle qu’on se bloque. L’erreur fait partie de l’apprentissage. C’est parce qu’on se trompe et qu’on rame qu’on cherche autrement, qu’on intègre de nouvelles données. Pas seulement pour les langues mais, il me semble, dans n'importe quel domaine. C’est non seulement normal, mais nécessaire. -Peut-être, mais on a quand même de douloureux ratés et… (Elle m’embrasse encore.) Tu vas me laisser parler ? -T’embrasser est le seul moyen d’empêcher l’Italien en toi de parler ! (Elle éclate de rire) -Très bien, alors je ferai pareil avec toi, vu que tu es un quart italienne. -Oh, j’aurai droit seulement à un quota de 25 % sur les embrassades ? Tu as ressorti le banquier ? -Ca dépend. Tu es une cliente VIP. Je peux peut-être te faire un contrat spécial avec un taux plus élevé. -Ca m’arrangerait. Je refuse un contrat avec taux réduit sur les embrassades. Je ne tiendrais jamais dans ces conditions. -Et ce ne serait pas à mon avantage non plus. Je serais le premier lésé (je ris à mon tour). -Donc oui, ça me fait mal quand on ne s’entend pas ou qu’on se comprend de travers, parce que ça fait rejaillir en moi toutes ces mémoires familiales de non dialogue et d’incompréhensions que j’ai vu détruire les gens autour de moi, mon père le premier. Mais si c’est le prix à payer pour continuer l’aventure avec toi, alors je l’accepte et je prends ça avec tout le reste. Parce que tu m’es trop précieux pour renoncer. -Il faudra que tu m’expliques un jour pourquoi tu t’encombres d’un vieux débris comme moi. -Je t’ai déjà dit d’arrêter de te baptiser le vieux débris. Tu te dévalues à tort, monsieur le banquier. Tes taux ne sont pas à jour. Tu n’es même pas capable d’estimer correctement le trésor que tu es. Je vais te renvoyer à ta banque pour une formation complémentaire. -Ah non, pas ça ! -Tu ne comprends pas ce que tu m’offres. Je peux t’envoyer le fichier compressé de toutes les larmes que j’ai versées en un demi-siècle. Toutes les heures de solitude hurlante. Tous les chagrins pleurés en secret dans le noir. Toutes les douleurs muettes devant les dialogues impossibles, les malentendus, les conversations ratées où personne ne se parle ni ne s’écoute vraiment, toutes les émotions écrasées à coups de talon, toutes… bref. Tu connais mon histoire. Et voilà qu’au sommet de ce demi-siècle, quand j’étais arrivée à la conclusion que j’étais équipée d’une technologie inutilisable avec les humains, quand je m’étais retirée du monde pour ne plus plus devoir communiquer avec leurs codes faux, aberrants et stupides, tu arrives comme un miracle et m’apprends qu’il existe, parmi ces milliards de bipèdes sourds-muets, au moins une personne, une ! … équipée du même tam tam que moi. Que je ne suis pas seule et inutile dans ce monde étrange. Qu’il y a une raison à être équipée ainsi et que je peux en faire quelque chose d’autre qu’aller jouer pour les forêts, les montagnes et les rivières. Un alma como la mia… Alors laisse le vieux débris derrière nous, s’il te plaît, parce qu’il n’a plus lieu d’être, et mesure en toute sincérité le bonheur que tu me donnes, Stromboli. Laisse le banquier avec le débris, parce qu’il y a dans la vie des choses que rien n’achète ni n’achètera jamais, et pour moi, toi et tout ce qu’on vit en font partie. Nos passages tortueux ne pèsent rien au regard de ça."
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