Côte à côte (14)

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J’arrive dans le gynécée. Enfin, à la base, c’était la cuisine. Pauvre de moi ! J’ai oublié qu’on est jeudi : le jour des copines. Elles se rassemblent chez l’une ou chez l’autre, à tour de rôle, pour préparer le repas. Prétexte ! C’est surtout pour cuisiner, remuer, filtrer, mixer des ragots. Pia et Paola sont là, houlà ! Radio Cancan tourne à plein volume, le programme est assuré jusqu'à ce soir, minimum. Ca dégoise, ça suppute, ça rapporte, ça colporte, ça braille et ça piaille comme dans un poulailler. Qu’est-ce qui m’a pris de rentrer ? Pourquoi n'ai-je pas fui ? Pourquoi ne suis-je pas resté à la plage, sous le silence bienfaisant, protecteur, de mon parasol ? Et qu’est-ce qu’elles cuisinent, en plus ? Ca a l’air bizarre. Déjà, c’est un légume, je déteste les légumes. A part la tomate… en sauce. En prime, celui-là, il est louche. Je ne l’ai jamais vu. Donc … jamais goûté. Je crains le pire.

« Ce sont des côtes de bettes ! », me hurle ma bien-aimée depuis l’autre bout de la table, le couteau à la main, le tablier autour des reins. Je préfère la voir éviscérer un poisson qu’éplucher cette masse verte.

Elle lit dans mes pensées... ou sur l’expression crispée de mon visage. Des années de mariage, ça aide au déchiffrage... Pourquoi ai-je épousé une Française ? Ils ne mangent que des trucs infâmes, là-bas, malgré leurs prétentions gastronomiques, c’est pourtant bien connu : les grenouilles, les escargots, les fromages moisis… et donc, aussi ce… truc. Vert. Beaucoup trop vert. Les « bettes ». On a une si belle tradition culinaire en Italie, et je suis allé m’amouracher d’une Française, quel masochiste ! Je suis sûr que c’est encore une idée de sa copine de Nice, celle qui ne mange que vegan et s’est spécialisée dans les recettes extra-terrestres. Rien que la liste des ingrédients est une énigme (tofu ? graines de chia ? soja ? stevia ? agar agar ?... C’est de l'hébreu ?!?). La lire fait basculer automatiquement mon estomac en mode « essorage ». Pourquoi pas des gnocchis de patate douce bio fabriqués en Allemagne, tant qu'on y est ?! Ca a l’air plein de fils, ces bettes… et tellement dur… et tellement vert !!!! Ca se mange vraiment ?

« On en mangeait pendant la guerre, c’est un légume d’autrefois remis au goût du jour ! »

Au goût du jour, peut-être, mais pas au mien ! C’est flippant comme elle parvient à lire dans mes pensées. J’espère qu’elle ne les lit pas toutes…

« Tu es au courant, pour le grand vieux et la petite grassouillette ? Pia et Paola pensent qu’ils sont amants ! »

Peut-être que si je me fais très, très discret, elles vont oublier que je suis là, oublier de me garder à manger, oublier que j’ai passé la porte…

« J'en prépare encore plus ? Tu penses qu’il en reprendra, des bettes, ton homme ? 

-Certo ! En Italie, si tu ne fais pas honneur au plat de la maîtresse de maison, c’est un crime ! »

Je ressors le plus discrètement possible, sur la pointe des pieds. Madonna mia, je vous promets un cierge, un grand, un des plus chers, si Emilio m'invite à déjeuner !!

 

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Côte à côte (13)

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"Les vacances sur la Riviera, tu parles d’un cadeau…

-Ouais... C’est le bagne.

-On serait mieux à Alcatraz. En plus, je dois porter ce foutu pull à côtes, parce que c’est la Nonna qui l’a tricoté, et qu’elle fera une crise si je le porte pas. Il fait mille degrés, putain ! Je fume dedans comme une cocotte-minute !

-Je suis pas plus gâtée avec la jupe en simili-cuir cousue par la voisine...

-C’est sûr qu’avec la jupe en cuir et les chaussettes blanches qu’ils t’obligent à porter avec, t’as autant de charisme qu’une bombe sexuelle en uniforme.

-M’en parle pas… j’ose même pas croiser mon image dans le miroir, il me manque plus que les nattes et les lunettes loupe pour incarner la parfaite gourdasse.

-Notre ultime hope, c’est que le vintage redevienne fashion, sister ! Parce qu’entre moi avec mon pull de grand-father et toi avec ton look de première de la classe, si on tente un flirt, j’ose pas imaginer the result…

-« Vous allez faire des ravages », qu’ils promettaient, les vieux ! « De beaux jeunes comme vous, avec de l’argent et du style, c’est le jackpot assuré : vous aurez toute la Côte à vos pieds, vous n’aurez plus qu’à pêcher qui vous préférez ! »

-On va pêcher le homard, ouais ! Rouge de honte !

-Ou tous les râteaux de la plage !

-De toute façon, ya que des vieux riches à gourmette et des vieilles snobs à caniche ici, qui tu veux harponner ?

-Déjà, je comprends même pas comment on peut venir en vacances tous les ans au même endroit, dans ce trou du cul où y a même pas une boîte de nuit, alors qu’il y a tant d’autres endroits possibles... Même le baroudeur avec son sac à dos, là, tu l’as vu, celui qui vient de passer, plus trempé qu’un système d’arrosage ? Eh ben, même lui, avec son sac qui pèse un gnou, ses cheveux gras et ses chaussettes qui puent, je suis sûr qu’il est plus heureux que nous et qu’il a plus de chances de faire une belle rencontre avant ce soir.

-On fait quoi, on siphonne un cargo et on se suicide au mazout ?

-Ou on bute les darons au harpon ?

-Pas la peine, je pense qu’ils vont pas tarder à se buter entre eux… la seule vraie question, c’est lequel va étriper l’autre en premier. Plus ils vieillissent, plus ils se bouffent le nez, t’as remarqué aussi ?

-Yep. Je parie sur le reup.

-Papa ? Pourquoi ?

-T’as vu comment la daronne le harcèle depuis qu'on est ici ? Le gars est en mode Vésuve. Pas une minute où elle est pas en train de l’asticoter, de lui faire des reproches ou de lui commander un truc.

-Bah, il est pas d’un caractère facile non plus, hein. Comment tu veux avoir une conversation avec quelqu’un qui dit jamais rien ?

-Comment tu veux avoir une conversation avec quelqu’un qui cause pour deux ? Elle fait les questions et les réponses. Enfin, surtout les réponses, parce que les questions, ça laisse encore trop de place à l’autre.

-Elle lui pompe tellement l’air qu’il va finir le séjour en réanimation. Il a pas notre répartie, le pauvre. Il est trop gentil.

-Trop gentil ou trop lâche ? Je lui remettrais les idées en place avec une bonne gueulante, moi, à la vieille. Je taperais du poing sur la table, faut montrer qui est le chef pour se faire respecter!

-Pffffffffff, c’est bien  des méthodes de mec, ça. Toujours la violence !

-T’as vu le succès de sa méthode non-violente, à lui ? Plus il l’amadoue, plus hargneuse elle est. Et puis… jalouse !! Mais jalouse !lll! Il regarderait distraitement le cactus en plastique de la terrasse ou une méduse affalée sur la plage qu’elle menacerait de lui arracher les yeux. Je la soupçonne de fouiller ses affaires et de regarder dans son téléphone la nuit.

-C’est vrai qu’elle a du souci à se faire. A la place du daron, moi, j’irais voir ailleurs ! Elle a le sex appeal d’une planche de fakir et la douceur d’une fosse à crocodiles. J’espère que je lui ressemblerai pas !

-Pourtant, quand tu vois les photos d’elle jeune, elle était pas mal !

-Le daron aussi !

-C’est par nostalgie de leur jeunesse qu’ils nous forcent à nous habiller comme dans les années soixante, tu crois ?

-Pffffff, je sais pas, mais qu’est-ce que ça me broute, le style ringard !

-Tu sais quoi ? L’an prochain, on leur dira qu’on préfère venir pour Carnaval, comme ça, on aura l’air costumés.

-Tu sais quoi ? L’an prochain, on leur dira qu’on vient pas du tout ! T’auras eu ton permis, je serai presque majeure. On se tire sans eux, où tu veux !

-Eeeeeeeeeh, minute, qui te dit que je préfère passer mes vacances avec toi ?

-Tu préfères que je leur parle des gros seins sur papier glacé dans ton armoire, ou de la boîte de Durex dans ta table de nuit ? Il y a aussi le string de la voisine que tu as volé sur son fil à linge…

-Mais… comment tu sais ça, toi ? Toi aussi tu fouilles ?!! Déjà comme ta mère ??"


 

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Côte à côte (12)

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La joie me quitte en hémorragie, je me vide d’elle comme si je m’étais ouvert les veines de l’âme. Je regarde le bleu du ciel, le bleu de la mer. Je ne vois que du noir, je ne vois que des lames. Je m’enfonce dans le sable, j’ai perdu le ciel.

Je devrais trouver le courage de faire ce qu’il y a à faire, continuer à sourire, jouer mon rôle, assumer le quotidien. Je n’y arrive plus. Je n’ai plus d’envies. Je n’ai plus de forces. Je veux juste me coucher, fermer les yeux, ne plus sentir. M’endormir. Oublier. Effacer ce cul-de-sac d’injustice, d’absurdité, d’absence, de douleur.

Un jour, peut-être, je trouverai une sortie, une porte. Pour l’heure, je subis l’encerclement des murs. Chaque jour un peu plus hauts. Chaque minute un peu plus serrés. Chaque seconde un peu plus étouffants.

Je ne sais qui gagnera, leur force d’oppression ou le goût de la vie en moi.

J’attends.

Quoi, je n’en sais rien. Un miracle peut-être. S’ils existent...

Sur la plage, derrière les murs, les touristes se dorent la couenne, indifférents.

Ainsi vivons-nous, côte à côte, chacun seul, bien seul, dans son cachot de peau, muet de la vérité, bardé de défenses, hermétiquement scellé au plomb dans le cercueil de son pessimisme, protégé de soi, protégé de l’autre, protégé de l’espoir, protégé de la fragile chance d’une vraie rencontre.


 

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Côte à côte (11)

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Nos doigts se croisent et se décroisent, nos mains se touchent et se retouchent… elles volent de part et d’autre comme des oiseaux, ceux qu’on appelle « les inséparables », car si l’un des deux meurt, l’autre ne lui survit pas : il se laisse dépérir de chagrin. On se dit peu de mots, ou le plus bas possible : même ici, notre espace est limité, surveillé. Nous n’avons que cette heure, cette unique heure, pour être ensemble. Nos silences s’en disent plus que nos mots. Je sais ce que tu caches, ce que tu ne dis pas, pour ne pas me peiner, et parce qu’on t’a appris, dès l’enfance, qu’un garçon, un homme, ça doit se montrer fort. Nous sommes un. Une seule âme, une seule chair. Derrière ta discrétion, ta sollicitude, ta pudeur, je devine les souffrances, je ressens la douleur, les brimades, les vexations, la violence, agressive ou insidieuse. Je devine ce que tu endures, jour après jour, nuit après nuit, quand je ne suis pas là, et je saigne à l'idée de ne rien pouvoir faire.  Nous n’avons que cette heure, cette unique heure, jusqu’à la prochaine. A la fin de cette heure, comme chaque fois, je sortirai en retenant moi aussi mes larmes, pour ne pas rendre la séparation plus difficile encore. C’est notre geste l’un pour l’autre. Ne pas ajouter au chagrin. Porter chacun sa part. Nous soutenir l’un l’autre dans cet accord tacite, dans cette dignité muette.

Sur la promenade du front de mer, je verrai les couples enlacés, les enfants qui tiennent par la main leur mère, leur père, leur aïeul. Autant d’unions paisibles, licites, insouciantes, autant d’amours à ciel ouvert, sans murs pour les séparer, les enfermer. Je rentrerai chez moi, qui était autrefois chez nous. Et là, à l’abri de la solitude, enfin, je m’autoriserai à pleurer. Jusqu’à la prochaine heure. La prochaine heure à nous.

J’ignore combien de temps il faudra. Je te sortirai de là. Corps et âme, je me battrai jusqu’à te tirer de derrière ces barreaux. Faire éclater la vérité, déjouer l’infâmie, démanteler la machination. Nous faire rendre justice. Un jour, tôt ou tard, tu marcheras avec moi sous la vastitude du ciel, tu ne tourneras plus, las et désespéré, dans la cour carrée d’un lieu étouffant, hérissé de regards espions. Un jour, nous foulerons ensemble la terre de la liberté, je ne sais pas encore quand, mais je t’en fais la promesse, sur notre amour.

 

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Côte à côte (10)

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C’est comme une éruption. Volcanique, pas cutanée. Si ma peau exprimait mon mal-être, je pense que j’aurais au minimum la lèpre. Combien d’années que je vis sous ton climat irrespirable ? Combien d’années que j’endure tes règles arbitraires, aussi changeantes que tes humeurs ? Combien d’années que je me farcis un à un tes caprices ? Que je me plie en quatre, que dis-je, en quatre-cent-quarante-quatre, pour te satisfaire, et que ça ne suffit jamais ? Aujourd’hui, pourquoi aujourd’hui, j’en sais rien, la dernière goutte a dû finir de remplir à ras bord le vase de lave, la coupe est pleine de mots brûlants retenus, trop retenus, trop longtemps et beaucoup trop souvent retenus, ça monte, ça monte, je le sens, ça bouillonne, ça fume, ça glougloute, ça mijote de bulles d’injustice, ça gicle d’humiliations acides, ça gronde, ça gronde, tout ce magma de critiques imméritées, toute la pression accumulée de ces petites remarques en apparence anodines, réellement blessantes, toutes ces vexations en privé, jamais en public, jamais devant témoin, hein, fallait pas égratigner ton image, impeccable par devant, dégueulasse par derrière, une vraie enculade oui ! Attends j’ai pas fini, et les abus de tous ordres, les sales besognes répétées, les échecs que tu m’as faits endosser à ta place, les responsabilités dont tu ne voulais pas et que tu m’as collées sur le dos, tellement plus facile d’accuser ceux qui font, ou qui essayent de faire, quand ça rate, et de récolter les honneurs pour un travail pas fourni quand ça réussit… oh mais j’ai encore pas fini, ça monte, ça monte, ça grimpe en flèche même, plus je dresse la liste, plus j’ai de souvenirs ravalés qui rappliquent, un reflux gastrique de ras-le-bol en fusion, de poids portés, supportés, c’est pas un bouc émissaire dans mon cas, c’est un mammouth émissaire, un gros mammouth mâle, en pleine force de l’âge, tous les services rendus pour pas un seul merci, pas même un regard,  les innombrables fois où tu as exploité mes compétences, mon empathie, ma serviabilité, mes relations, toujours à ton avantage, sans jamais rendre le geste… Pourquoi j’ai courbé l’échine si longtemps, pourquoi j’ai pas réagi avant, j’ai plus le temps de me poser de questions, j’ai plus le temps de te trouver d’autres excuses, ça pousse trop vite, ça gronde trop fort, je pourrai pas empêcher que ça jaillisse cette fois, je pourrai pas contenir l’éruption, ça vient, c’est tout proche, ça va te péter à la face sans que tu le voies venir et tu comprendras rien à ce qui arrive, tu as tellement l’habitude que je te caresse dans le sens du poil, que j’aille dans ton sens pour ne pas faire de vague, eh bien, là, la vague, elle est haute comme les murs que tu avais dressés autour de moi, elle est puissante comme le crachat incandescent que j’avais refoulé en croyant bien faire, et elle va s’écraser spectaculairement sur ta côte idyllique comme un tsunami tonitruant, ce ne sera plus la Riviera, ce sera Fukushimiera, ce sera la fin des chimères et tu en chieras, ou peut-être pas, mais au fond je m’en fous, parce que surtout, ce sera sans moi !

 

Texte inspiré de la chanson "Déterre", par Zaz

 

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