Cucina

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Cucina

 

J’ai traversé tellement d’enfers. Pourquoi je ne viens pas à bout de celui-là ? Jusqu’ici, pourtant, ma stratégie avait plutôt payé. Elle avait résisté avec succès à l’épreuve de plusieurs décennies. Elle avait essuyé sans fléchir bon nombre de tempêtes intérieures et extérieures. J’avais réussi à construire une vie solide sur des bases stables. Ne pas y penser. Mettre le couvercle. Avancer, travailler, serrer les dents, assumer les responsabilités, faire ce qu’il y a à faire, une urgence après l’autre. Par chance, il y avait toujours une urgence supérieure à celle d’aller regarder dedans. Pas de temps, pas de place. C’était efficace, probant, pragmatique.

La Polveriera a ruiné tout ça.

Bien malgré elle, évidemment. Je pense qu’elle est l’instrument de quelque chose qui la dépasse.

C’est un test. Soit je vais réussir, à force de volonté, à imposer une nouvelle fois ma stratégie. Il y aura, comme chaque fois, un cap difficile à passer, un virage en épingle, un étranglement. Puis la vie ordinaire va reprendre le dessus et l’ordinaire des jours se réinstaller. Soit, cette fois, ça ne va pas marcher. Et là, je serai sacrément dans la merde. Parce que je n’ai aucune idée de ce que pourrait être ma stratégie de secours.

Pour l’instant, j’observe les parts de moi qui surnagent au big bang de son arrivée dans ma vie, je barbote dans un tumulte d’émotions et de sensations qui ne tiennent plus sous le couvercle. J’ai beau appuyer, visser, peser de toutes mes forces, il ne ferme plus. Il n’est plus étanche. Il est, je suis, nous sommes, au bord de l’implosion. Je lutte avec ma cocotte-minute.

Et, tandis que je me débats désespérément avec la casserole et le couvercle, tentant réduire le feu d’une main et de répondre aux obligations du quotidien de l’autre, tandis que je donne pitoyablement le change à mes proches pour rester celui qu’ils connaissent, celui qui maîtrise, celui sur qui ils peuvent compter, dans moi, dans cette part de moi que j’ai ignorée durant toutes ces années, chaque seconde de chaque nuit, de chaque jour, je sens son amour. Pulsation presque imperceptible, subtile, fragile, qui m’appelle, qui m’appelle, qui m’appelle. Et cet amour me voit de l’intérieur, souffle sur mes fondations en papier, fait voler mon architecture interne comme un château de cartes, à la fois avec détermination et douceur. Et ce faisant, murmure :

« Tu n’as pas besoin de tricher avec moi. Je sais exactement qui tu es. Je ne bute pas sur ta surface. Je te connais si intimement. Et c’est exactement comme ça, dans tout ce que tu es, que je t’aime. »

Je ne comprends rien à ce qui m’arrive. J’ai l’impression d’avoir été propulsé dans une dimension paranormale et de ne plus trouver la porte de retour.

Je suis en panique.

Tellement en panique que je n’arrive pas à lui parler et que je ne sais pas si je veux la revoir.

Mutique de panique.

Tétanisé.

 

Imbroglio

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Imbroglio

 

Je crois que Stromboli me déteste. Depuis des jours, il ne m’adresse plus la parole. Il m’a sans un mot rayée de sa vie. Il ne me dit pas non plus clairement qu’il ne veut plus me voir. Je ne sais pas ce qui est pire. Je suis tendue comme une corde prête à claquer. Je ne dors plus. Je ne chante plus. Je n’ai plus de joie. Peu à peu ma lumière s’éteint. Même au soleil du printemps, il fait noir…

Qu’est-ce que j’ai fait de mal ? Sûrement, c’est encore la faute de ce putain d'effet poudrière. Sûrement, j’aurais mieux fait de faire semblant qu’on puisse avoir une amitié normale, juste normale, où on se voit comme ça de temps en temps pour parler de trucs banals et rigoler un peu. Ce que font la plupart des gens, non ?

Pourquoi je ne sais pas faire ça ?

Pourquoi je ne sais pas mentir ?

Pourquoi je ne sais pas feindre ?

Je donnerais n’importe quoi pour ne pas être une poudrière.

Je donnerais n’importe quoi pour ne plus porter ce fardeau.

Je suis fatiguée.

Tellement fatiguée.

Je voudrais fermer les yeux et oublier que je suis ça. Celle qui perd les gens qu’elle aime parce qu’elle ne sait pas tricher.

 

Altitude

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Altitude

 

Je vous regarde tous les deux avec inquiétude et compassion. Il Stromboli et la Polveriera. Deux pelotes serrées de douleur, recroquevillées, contractées, tremblantes. Deux poings fermés sur leurs blessures au lieu de se tendre la main. C’est mal engagé. Très, très mal engagé.

On ne résout rien en serrant les poings. En tuant les mots. En taisant les émotions.

On ne peut qu’empiler les murs et, par l’accumulation de protections illusoires, construire pas à pas son enfer en même temps que celui de l’autre.

 

 

La sourde oreille

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En écrivant ces mots aujourd'hui, je repense au très beau texte "La petite âme et le soleil" adapté de N.D. Walsh. Vous pouvez le relire sur mon blog où je l'avais publié en 2015. Je n'alimente plus le blog mais le jardin est resté ouvert.

 

La sourde oreille

 

 

Ma famille est pleine de sourds.

Mon arrière-grand-mère, mes quatre grands-parents, sur la fin de leur vie étaient sourds. Ma mère est en train de devenir sourde. Bien sûr, ça dit quelque chose. La manifestation physique exprime une posture intérieure. Ne pas écouter. Ni soi ni l’autre. L’incommunicabilité raconte l’histoire de ma famille au moins sur les cinq générations que j’ai connues de leur vivant. On ne parle pas de ce qui fait mal. On le garde en soi. On le remâche en silence. On serre les mâchoires. On laisse la matière toxique faire son œuvre en attendant son heure.

Mon père n’est pas devenu sourd. Il est mort avant. Il s’est flingué à la surdité émotionnelle. Flingué à la négation de soi et à l’euthanasie de la sensibilité. Il n’avait pas trouvé d’autre option. C’était une stratégie de survie comme une autre. Chacun fait ce qu’il peut avec ce qu’il a.

La première chose qu’il a perdue, ce sont les mots. Cruelle ironie pour un prof de langue, tellement passionné et absorbé par son travail. Il a perdu bien d’autres choses ensuite, mais je n’ai pas envie d’en parler là. C’est grâce à son mutisme que j’ai découvert plus profondément le langage du cœur. Qu’on peut parler et entendre quelqu’un au-delà de la matière, quand il ne reste plus d’autre voie/voix.

Pendant sa maladie, on m’a souvent demandé « Pourquoi, avec les capacités thérapeutiques que tu as, tu ne l’aides pas ? » Pourquoi ? Parce que j’avais parlé avec lui d’âme à âme et qu’il m’avait dit que c’était son choix. Il voulait partir. Il avait conscience de s’être enferré trop inextricablement sur son propre hameçon. Il était piégé. La seule option pour lui de se dégager était de se saborder. Le faire à travers un cancer rapide était finalement généreux de sa part. Il nous épargnait une longue maladie, un accident ou un suicide.

J’ai respecté son choix. Il lui restait déjà tellement peu de liberté. Je n’allais pas encore lui retirer celle-là. Je l’ai accompagné comme j’ai pu dans ce qui était son dernier tournant. C’était déchirant et beau à la fois. Quand il a commencé à perdre la tête, il s’est autorisé quelques semaines ce que jamais il ne s’était accordé de sa vie. S’émerveiller. Prendre le temps. Se reposer. Laisser paraître ses émotions. Lâcher la cuirasse.

Si un jour je deviens moi aussi dure de la feuille, j’espère que je saurai garder l’oreille de mon cœur. Car si parfois il saigne à ciel ouvert, au moins, je suis encore vivante.

Presque toutes les leçons les plus épineuses de ma vie, papa, je te les dois. Comme nos âmes devaient s’aimer fort et avoir confiance l’une en l’autre avant de s’incarner pour accepter de se faire ça. De jouer deux rôles aussi ingrats. Sachant, en plus, qu’une fois ici en bas, on s’identifierait à ces masques et qu’on oublierait le véritable contrat. S’entraider à grandir.

Toute ta vie, tu as été un enseignant exigeant, rigoureux, investi et tu l’as été aussi avec moi. Tu t’es coltiné bien des sales besognes. Entre autres, par ta mort, tu m’as enseigné la vie.

Merci papa.

 

 

 

Photo prise dans le jardin par mon père. Je dois avoir 13 ou 14 ans.

Sûrement une des rares fois où il m'a perçue dans ma vraie lumière.

Mais il s'est bien rattrapé depuis qu'il y est, lui.

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